Les yeux

Des robots patrouillent en permanence dans les forêts profondes qui entourent Erewhon et séparent la ville du reste du monde. Ils ne sont pas nombreux. Les Invisibles les attendent. Et, dès qu'un Invisible entend le grondement sourd de la petite machine, il sort des taillis où il s'était réfugié, il se plante au milieu du chemin, et attend le cœur battant : le robot passera-t-il sans le voir, prolongeant alors sa peine, ou bien la ville reconnaîtra-t-elle enfin son visage et sa silhouette, lui redonnant son prénom, une place en son sein, et un siège dans l'autom qui le reconduira parmi les siens ?

[Source](https://medium.com/@samim/sensual-machines-82858b32a4e5)

Qu’elles sont belles, les routes qui mènent à Erewhon, après qu'on a été oublié par la ville! Et les premiers faubourgs qui apparaissent, avec des gens, des magasins et des caméras au-dessus.

Erewhon a des yeux partout : dans les rues, accrochés aux lampadaires ou aux feux de circulation, devant les banques et les abribus, à la sortie des supermarchés, à l'intérieur des habitations… Les images que filment les robots domestiques passent dans les cerveaux de la ville, et celles qu'enregistrent les téléphones portables. Même le frigidaire, qui a un œil aussi, vous sourit et vous appelle par votre prénom quand vous vous approchez. Ce sont partout des caméras de bienveillance.

Les Erewhoniens n'ont qu'une seule peur, c'est que les yeux de la ville cessent de les voir. Ils ont peur de l'obscurité, où les yeux les détectent mal : ils s'y sentent seuls et comme abandonnés. Mais ce n'est rien par rapport à l'oubli dans lequel la ville peut les plonger en plein jour : en cessant tout simplement de leur prêter attention, en cessant d'identifier leur visage ou leur démarche, et d'afficher de chaleureuses émoticônes sur les écrans qu'ils touchent.

Pour attirer l'attention d'Erewhon, les habitants empruntent parfois les tuyaux les plus dangereux, des montagnes russes sur lesquelles ils glissent à pleine vitesse et partent en vrille pour une série de loopings. Ils se filment eux-mêmes, le téléphone à la main, espérant faire le tour des réseaux. Ou alors, et c'est beaucoup plus pervers, ils s’immobilisent devant l'une de ces caméras de bienveillance. Ils veulent seulement vérifier que leur visage apparaîtra sur l'écran de contrôle, avec leur nom, une amende peut-être. Qu'importe. Ils s'assurent ainsi qu'ils ont encore une place dans les cerveaux de la ville. Sauf que, lorsque ces incivilités s'accumulent, Erewhon les oublie. D'un jour au lendemain, ou d'une minute à l'autre. Elle oublie sans donner d'avertissement, ni d'explication. Elle oublie sans raison. Peut-être même est-ce un bug, un dysfonctionnement. On ne sait pas. D'un seul coup, on est tabou : Invisible. Plus rien. Les yeux ne vous reconnaissent plus, les portes restent fermées à votre nez, les machines réfractaires à votre contact. Et la plus intime des machines, votre téléphone portable, reste inerte, et ne vibre plus pour vous.

Adult computer vision experiment. [Source](https://medium.com/@samim/sensual-machines-82858b32a4e5)

Il n'y a pas d'autres peines à Erewhon mais il n'y a pas de peine plus grande pour un Erewhonien que d'être ainsi abandonné par la ville. Les Invisibles ne peuvent même plus rentrer chez eux. Alors ils prennent le chemin des grandes forêts. De jour comme de nuit, ils marchent dans l’obscurité, apprennent à connaître le froid, la faim, la peur des bêtes et, après le crépuscule, la vraie nuit, sans lumière électrique. Les craquements dans les taillis les font trembler. Quand des Invisibles par hasard se croisent sur les sentiers, ils ne songent pas même à se parler. Ils écoutent autre chose, le ronronnement du robot qui, errant sur les chemins de forêt, les identifierait de nouveau, marquant le terme de leur peine, les ramenant du même coup à la vie.

Ou alors, à la fin, ils renoncent à cette attente de tous les instants. Ils s'enfoncent plus profond dans la forêt. Ils disparaissent. Ils ont quitté Erewhon.