Erewhon

Le Phoque de l’étrange

Les habitants d'Erewhon ne peuvent pas s'occuper de leurs aïeux. Ce serait du travail et eux ne travaillent pas. Donc ce sont des machines qui s'occupent des personnes âgées. Il y a des machines pour les nourrir, les laver, les déplacer, et des machines pour les rendre heureux. Celles-ci nous intéressent particulièrement. Elles ont l'apparence de bébés phoques, couverts d'une épaisse fourrure blanche. Et quand on les prend sur ses genoux et qu'on les caresse, elles émettent un délicieux grondement. À Erewhon, cela suffit à rendre heureux les vieux, et surtout les vieilles, ce sont toujours des femmes : il n'y a qu'à voir les images.

Ces bébés phoques sont touchants. Aux deux sens du terme, ils entretiennent avec les humains un rapport tactile et les émeuvent.

Dans l'histoire d'Erewhon, avant que les machines ne prennent tout à fait le contrôle de la ville, les savants ont montré que les vieilles gens souffraient moins quand ils pouvaient plonger les mains dans des poils, et caresser un être à fourrure. Les machines n'étaient pas tout à fait au point, et plusieurs scénarios ont été envisagés : demander à un infirmier aux cheveux longs de poser sa tête sur les genoux des patients pour se prêter à la caresse ; élever des bébés phoques, qu'il faudrait abattre systématique au bout de quelques mois. Rien de cela n'était très moral. C'est pourquoi, quand les robots à fourrure sont arrivés sur le marché, tout le monde a été bien soulagé. Et les vieux sont maintenant heureux jusqu'à la fin de leurs jours.

[Source](https://www.thestar.com/news/insight/2015/10/05/meet-paro-a-furry-friend-to-dementia-patients.html)
[Source](https://www.thestar.com/news/insight/2015/10/05/meet-paro-a-furry-friend-to-dementia-patients.html)

Pourtant, il n'y a pas de doute que ces images ont quelque chose d'étrange. D'où vient leur étrangeté ?

Une première hypothèse serait que je reconnais, sur le visage des patients, une sorte d'appel, une demande, à laquelle je ne réponds pas, à laquelle aucun humain ne répond. Intuitivement, et sans forcément vouloir le reconnaître, je verrais quelque chose d'inacceptable dans notre refus de répondre à cette demande et dans le fait de mettre en scène dans de belles images notre refus de venir en aide à ces patients.

Le robot Aibo, dans une maison de retraite japonaise. [Source](https://www.japantimes.co.jp/news/2018/03/30/national/robots-making-inroads-japans-elder-care-facilities-costs-still-high/#.XM7LudHVIUE)
Le robot Aibo, dans une maison de retraite japonaise. [Source](https://www.japantimes.co.jp/news/2018/03/30/national/robots-making-inroads-japans-elder-care-facilities-costs-still-high/#.XM7LudHVIUE)

Cependant, il me semble que, si les patients étaient en train de caresser des chats sommeillant sur leurs genoux, les images n'auraient pas la même étrangeté. Chacun sait comme il peut être reposant de caresser ainsi un chat qui ronronne. Je trouverais naturel, il me semble, de voir ces vieilles gens se complaire dans cette communication tactile et verbale avec un animal.

[Source](https://www.13thfloor.co.nz/the-cat-that-got-the-cream-how-to-crowdfund-a-book-about-your-pet/)
[Source](https://www.13thfloor.co.nz/the-cat-that-got-the-cream-how-to-crowdfund-a-book-about-your-pet/)

Dans cette perspective donc, l'étrangeté des images viendrait spécifiquement de ce que la demande des patients est satisfaite par un artefact, une créature qui n'est pas vivante. Ce serait comme si nous trompions ces humains, en les laissant donner à un artefact une affection, une tendresse, destinée à une créature vivante.

Pourtant, imaginons encore que ces patients caressent des ours en peluche, des « doudous » comme en ont les enfants. Je sais que les ours en peluche sont des artefacts mais je sais aussi que les enfants jusqu'à un certain âge jouent ainsi avec ces objets et leur attribuent une sorte de personnalité. Voyant les vieilles gens jouer avec leurs doudous, je me dirais qu'elles sont retombées en enfance ou que la maladie a diminué leurs fonctions cognitives. Je regarderais ces images avec tristesse, avec effroi peut-être, mais elles ne susciteraient pas l'inquiétante étrangeté que produit le robot.

[Source](http://assistancereparationdoudous.e-monsite.com/pages/les-sauvetages-de-doudous.html)
[Source](http://assistancereparationdoudous.e-monsite.com/pages/les-sauvetages-de-doudous.html)

En fin de compte, l'étrangeté semble bien venir du caractère ambivalent du robot. A savoir, nous hésitons sur le statut à attribuer au robot. Ou plutôt nous lui donnons deux statuts différents, pour le voir tantôt ou dans certaines circonstances comme une chose et tantôt ou dans d'autres circonstances comme un être à part des choses, qui n'a certes ni la conscience humaine, ni la vie animale mais une sorte de personnalité avec laquelle s'instaure une relation particulière, affinité, sympathie, familiarité, attachement.

Si nous considérons vraiment le robot comme une sorte d'animal, ou si nous imaginons un chat à la place du robot, ces images perdent leur étrangeté. Si nous considérons vraiment le robot comme une chose, ou si nous imaginons à la place du robot un doudou, qui est pour nous une chose, ces images perdent aussi leur étrangeté. Mais justement nous hésitons : nous savons que le robot est une chose, en même temps que la bienveillance du robot, ses réponses du robot à la caresse du patient, et le contentement que celui-ci en tire, nous engagent à lui donner un autre statut. Nous ne réussissons pas à trancher, à décider s'il faut, ou non, accorder au robot une sorte de personnalité. Et quelle sorte de personnalité ?

[Source](https://stuffedparty.com/spring-cleaning-and-stuffed-animals/)
[Source](https://stuffedparty.com/spring-cleaning-and-stuffed-animals/)

Évidemment, les Erewhoniens ne se posent plus ces questions. Ils ont dépassé ces hésitations et ne perçoivent aucune ambivalence dans les robots qui manifestement ont des personnalités. C'est donc seulement pour nous que ces images, ces femmes se complaisant dans la caresse d'un robot, ont quelque chose d'étrange et de grinçant. En Erewhon, tout cela est bien banal, et seulement attendrissant.

[Source](https://joyforall.com/products/companion-cats)
[Source](https://joyforall.com/products/companion-cats)

Films cités

Sie ist plüschig, fiept und sie bewegt sich t: Roboter- Robbe soll Demenzkranken helfen, 2011

ifpMuenchen, Roboter Robbe, 2013

Alzheimer’s Australia Vic, PARO: Therapeutic robot baby seal for people with dementia, 2015

PARO therapeutic robot, 2011

Robotik: Robbe Finchen kuschelt durch das Altersheim, 2016

Roboter Robbe, 2013

Al Jazeera English, Robots for the Elderly, 2014

Service robots in nursing homes: Care-O-bot 3 and CASERO, 2011

FraunhoferIPA, ACCOMPANY - Integrated robot technologies for supporting elderly people in their homes, 2014

FraunhoferIPA, Robot Companion for the Elderly, 2013

FZIchannel, Service Robot HoLLiE picks up laundry from the floor, 2013

ikinamo, RIBA II Care Support Robot For Lifting PatientS, 2011

Plastic Pals, RIBA robotic bear nurse, 2009

介護支援ロボットROBEAR(ロベア) 新機能の前抱き上げの紹介, 2015

介護支援ロボットROBEAR(ロベア)の機能紹介動画, 2015

Da Vinci Xi, Intuitive Surgical da Vinci Sp Single Port Robotic Surgical System, 2014

Matt Goldman, Bloomberg Markets and Finance, This Robot May Be the Surgeon of the Future, 2018

Chapitre 5
Les bienheureux
Chapitre 7
Animal Amour