Les bienheureux

Les images sont enregistrées par une caméra de surveillance dans l’angle de la pièce. Un homme d’âge mur est assis derrière un bureau encombré d’un ordinateur et de dossiers. Il parle à une femme, plus jeune, assise sur une chaise en plastique, face de lui. Il n’y a pas de son. On ne sait pas ce qu’il lui dit. À ses gestes, il lui explique quelque chose. Le téléphone sonne. L’homme répond. Quand il raccroche, il soupire, se lève et sort de la pièce. La jeune femme attend. Cela dure trente secondes peut-être. Puis elle se lève à son tour, très calmement. Elle fait le tour de la table, soulève le clavier à deux mains et, d’un geste ample, circulaire, puissant, qui rappelle le mouvement d’un joueur de baseball, frappe au milieu de l’écran, qui vole en éclat. Elle tient le clavier en l’air, un instant, puis l’abat sur le coin de la table. Elle repousse la tour de l’ordinateur qui tombe par terre. Il n’y a dans ces gestes aucune précipitation mais quelque chose de délibéré et de précis, comme ensuite quand elle vide sur le moquette le contenu de chacun des dossiers. Elle sourit. Son visage exprime le contentement, la sérénité même.

[Irate Employee!, Crazy employee, scary co-worker, office space](https://youtu.be/yV1Jtq8uePU)

Certes, les vidéos sont banales qui montrent des employés pris d’une crise de nerfs, et qui se mettent à crier, se mordent les doigts, fracassent leurs ordinateurs ou se jettent sur leurs collègues pour les frapper. De telles vidéos circulent en boucle sur les plateformes. Mais, justement, la jeune femme des images précédentes ne perd pas le contrôle d’elle-même. Il semble s’instaurer dans son esprit un équilibre étrange, mais heureux, entre des forces destructives et une fantaisie bienfaisante. C’est pour développer celle-ci, et la sérénité qu’elle induit, que le premier Institut de Néoténie a été créé. Un médecin qui se piquait de lettres (mais dont le latin restait approximatif) parlait « psychosis machinae ».

[Office Freak Out Compilation](https://youtu.be/-EyG_CYf-S0)

Les machines cassées ont une incontestable beauté. Il s’y révèle une existence concrète, une matérialité de l’objet que l’usage habituel recouvre. Le philosophe allemand, Heidegger, en parle à plusieurs reprises. Il prend l’exemple du marteau dans lequel nous ne voyons qu’un outil pour taper sur un mur. Il faut que le marteau soit brisé pour que nous découvrions sa réalité matérielle, le bois du manche, le métal brillant, et, en eux, une existence cachée. L’exemple est repris au début du XIXe siècle par un certain nombre de philosophes, et ce marteau cassé devient le symbole d’une nouvelle métaphysique alors en vogue (on l’appelait le « réalisme spéculatif »).

[Pretty Blond Girl Is Bored At Work](https://youtu.be/5qBTtvgRpBI)

Les machines cassées introduisent donc peut-être à la métaphysique. Cependant, du point de vue de l’utilisateur, les machines cassées n’ouvrent qu’à un monde pauvre, coloré seulement par l’angoisse devant une matière inhumaine. L’Institut de Néoténie, et les Erewhoniens en général, se sont engagés dans une tout autre direction. Il ne s’agissait certainement pas pour eux de redécouvrir une existence brute, sous outil mais, tout au contraire, d’apprendre à voir autre chose dans la machine, et une multitude d’autres choses.

[hallway office chair racing](https://youtu.be/dlH6JhtkqBo)

C’est beaucoup plus difficile. Cela demande de l’entraînement, un déconditionnement : reconnaître dans une chaise à roulettes un véhicule pour des courses dans les couloirs (et choisir sa chaise d’après sa vitesse, sans considération aucune pour le confort qu’elle offre dans la position assise), déceler dans un simple rouleau de scotch toute une trousse de maquillage qui permettra de se grimer en un monstre effrayant et comique, transformer une poubelle en un panier de basket pour y envoyer des boulettes de papiers et s’entraîner plusieurs heures par jour, devenir champion de son entreprise, entrer peut-être dans l’Amazon Team.

["Whole-lympics" Synchronized Chair Dancing](https://youtu.be/Hf6Pded0ts8)

Voilà ce que l’on apprenait dans les instituts de néoténies qui n’ont pas tardé à se multiplier. Ils ont introduit les employés de bureau (et les patrons aussi) dans un monde merveilleux et infiniment varié, plein de possibilités jusque-là inaperçues. Comme dans un conte de fées, quand les enfants découvrent que les maisons sont faites de pain d’épice et de sucreries. Sauf qu’aucune sorcière ne les attend à l’intérieur.

[Speed Stapling](https://youtu.be/S1REfF6ovSY)

Les Erewhoniens sont bienheureux. Parce qu’ils sont restés enfants. Ils sont néotènes. La néoténie désigne en biologie le fait de conserver des caractéristiques juvéniles à l’âge adulte. Elle se retrouve chez des espèces très différentes mais elle est particulièrement frappante chez l’humain. Les habitants d’Erewhon l’ont poussée à l’extrême. Or elle a pour avantage de maintenir une grande plasticité et de donner une capacité d’adaptation. Les habitants d’Erewhon sont donc heureux et ils sont disponibles. Ils sont dans une disponibilité permanente pour ce qui n’arrivera jamais. Car les machines veillent à ce qu’il ne leur arrive rien.